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« A
force de les avoir passées, dans son cerveau, comme on passe des
bandes de métal dans une filière d’acier d’où elles
sortent ténues, légères, presque réduites
en d’imperceptibles fils, il avait fini par ne plus posséder de
livres qui résistassent à un tel traitement et fussent assez
solidement trempés pour supporter le nouveau laminoir d’une lecture ;
à avoir ainsi voulu raffiner, il avait restreint et presque stérilisé
toute jouissance, en accentuant encore l’irrémédiable conflit
qui existait entre ses idées et celles du monde où le hasard
l’avait fait naître. Il était arrivé maintenant à
ce résultat, qu’il ne pouvait plus découvrir un écrit
qui contentât ses secrets désirs ; et même son
admiration se détachait des volumes qui avaient certainement contribué
à lui aiguiser l’esprit, à le rendre aussi soupçonneux
et aussi subtil.
En art, ses idées étaient pourtant parties d’un point de
vue simple ; pour lui, les écoles n’existaient point ;
seul le tempérament de l’écrivain importait ; seul
le travail de sa cervelle intéressait, quel que fût le sujet
qu’il abordât. Malheureusement, cette vérité d’appréciation,
digne de La Palisse, était à peu près inapplicable,
par ce simple motif que, tout en désirant se dégager des
préjugés, s’abstenir de toute passion, chacun va de préférence
aux uvres qui correspondent le plus intimement à son propre
tempérament et finit par reléguer en arrière toutes
les autres.
Ce travail de sélection s’était
lentement opéré en lui ; il avait naguère adoré
le grand Balzac, mais en même temps que son organisme s’était
déséquilibré, que ses nerfs avaient pris le dessus,
ses inclinations s’étaient modifiées et ses admirations
avaient changé. Bientôt même, et quoiqu’il se rendît
compte de son injustice envers le prodigieux auteur de La Comédie
humaine, il en était venu à ne plus ouvrir ses livres
dont l’art valide le froissait ; d’autres aspirations l’agitaient
maintenant, qui devenaient, en quelque sorte, indéfinissables.
En se sondant bien, néanmoins, il
comprenait d’abord que, pour l’attirer, une uvre devait revêtir
ce caractère d’étrangeté que réclamait Edgar
Poe, mais il s’aventurait volontiers plus loin, sur cette route et appelait
des flores byzantines de cervelle et des déliquescences compliquées
de langue ; il souhaitait une indécision troublante sur laquelle
il pût rêver, jusqu’à ce qu’il la fit, à sa
volonté, plus vague ou plus ferme selon l’état momentané
de son âme. Il voulait, en somme, une uvre d’art et pour ce
qu’elle était par elle-même et pour ce qu’elle pouvait permettre
de lui prêter ; il voulait aller avec elle, grâce à
elle, comme soutenu par un adjuvant, comme porté par un véhicule,
dans une sphère où les sensations sublimées lui imprimeraient
une commotion inattendue et dont il chercherait longtemps et même
vainement à analyser les causes. »
A
rebours , XIV.
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