« Ni le lendemain, ni le surlendemain, la tristesse de M. Folantin ne se dissipa ; il se laissait aller à vau-l’eau, incapable de réagir contre ce spleen qui l’écrasait. Mécaniquement, sous le ciel pluvieux, il se rendait à son bureau, le quittait, mangeait et se couchait à neuf heures pour recommencer, le jour suivant, une vie pareille ; peu à peu, il glissait à un alourdissement absolu d’esprit.
    Puis, il eut, un beau matin, un réveil. Il lui sembla qu’il sortait d’une léthargie ; le temps était clair et le soleil frappait les vitres damasquinées de givre ; l’hiver reprenait, mais lumineux et sec ; M. Folantin se leva, en murmurant : fichtre, ça pince ! Il se sentait ragaillardi. Ce n’est pas tout cela, il s’agirait de trouver un remède aux attaques d’hypocondrie, se dit-il.
    Après de longues délibérations, il se décida à ne plus vivre ainsi enfermé et à varier ses restaurants. Seulement, si ces résolutions étaient faciles à concevoir, elles étaient, en revanche, difficiles à mettre en pratique. Il demeurait rue des Saint-Pères et les restaurants manquaient. Le VIe arrondissement était impitoyable au célibat. Il fallait être ordonné prêtre pour trouver des ressources, des dîners spéciaux dans des tables d’hôtes réservées aux ecclésiastiques, pour vivre dans ce lacis de rues qui enveloppent l’église de Saint-Sulpice. Hors la religion, point de mangeaille, à moins d’être riche et de pouvoir fréquenter des maisons huppées ; M. Folantin, ne remplissant pas ces conditions, devait se borner à prendre ses repas chez les quelques traiteurs disséminés, çà et là, dans son voisinage. Décidément, il semblait que cette partie de l’arrondissement ne fût habitée que par des concubins ou des gens mariés. Si j’avais le courage de l’abandonner, soupirait de temps à autre M. Folantin. Mais son bureau était là, puis il y était né, sa famille y avait constamment vécu ; tous ses souvenirs tenaient dans cet ancien coin tranquille, déjà défiguré par des percées de nouvelles rues, par de funèbres boulevards, rissolés l’été et glacés l’hiver, par de mornes avenues qui avaient américanisé l’aspect du quartier et détruit pour jamais son allure intime, sans lui avoir apporté en échange des avantages de confortable, de gaîté et de vie.
    Il faudrait traverser l’eau pour dîner, se répétait M. Folantin, mais un profond dégoût le saisissait dès qu’il franchissait la rive gauche ; puis il avait peine à marcher avec sa jambe qui clochait, et il abominait les omnibus. Enfin, l’idée de faire des étapes, le soir, pour chercher pâture, l’horripila. Il préféra tâter de tous les marchands de vins, de tous les bouillons qu’il n’avait pas encore visités, dans les alentours de son domicile.
    Et tout aussitôt il déserta le gargot où il mangeait d’habitude ; il hanta d’abord les bouillons, eut recours aux filles dont les costumes de sœur évoquent l’idée d’un réfectoire d’hôpital. Il y dîna quelques jours, et sa faim, déjà rabrouée par les graillonnants effluves de la pièce, se refusa à entamer des viandes insipides, encore affadies par les cataplasmes des chicorées et des épinards. Quelle tristesse dégageaient ces marbres froid, ces tables de poupées, cette immuable carte, ces parts infinitésimales, ces bouchées de pain ! Serrés en deux rangs placés en vis-à-vis, les clients paraissaient jouer aux échecs, disposant leurs ustensiles, leurs bouteilles, leurs verres, les uns au travers des autres, faute de place ; et, le nez dans un journal, M. Folantin enviait les solides mâchoires de ses partners qui broyaient les filaments des aloyaux dont les chairs fuyaient sous la fourchette. Par dégoût des viandes cuites au four, il se rabattait sur les œufs ; il les réclamait sur le plat et très cuits ; généralement, on les lui apportait presque crus et il s’efforçait d’éponger avec de la mie de pain, de recueillir avec une petite cuiller le jaune qui se noyait dans des tas de glaires. C’était mauvais, c’était cher et surtout c’était attristant. En voilà assez, se dit M. Folantin, essayons d’autre chose.
    Mais partout il en était de même ; les inconvénients variaient en même temps que les râteliers ; chez les marchands de vins distingués, la nourritures était meilleure, le vin moins âpre, les parts plus copieuses, mais en thèse générale, le repas durait deux heures, le garçon étant occupé à servir les ivrognes postés en bas devant le comptoir ; d’ailleurs, dans ce déplorable quartier, la boustifaille se composait d’un ordinaire, de côtelettes et de beefstecks qu’on payait bon prix parce que, pour ne pas vous mettre avec les ouvriers, le patron vous enfermait dans une salle à part et allumait deux branches de gaz.
    Enfin, en descendant plus bas, en fréquentant les purs mannezingues ou les bibines de dernier ordre, la compagnie était répulsive et la saleté stupéfiante ; la carne fétidait, les verres avaient des ronds de bouches encore marqués, les couteaux était dépolis et gras et les couverts conservaient dans leurs filets le jaune des œufs mangés. »

A vau l'eau, II.

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